Sa cadence lente et puissante a quelque chose de follement apaisant. Il nous transporte sur des centaines de kilomètres sans jamais rechigner à la tâche et nous offre d’uniques paysages. Je n’oublierai jamais les steppes infinies de la Mongolie, ses troupeaux de chevaux indifférents au train qui passe, les forêts de Sibérie, le paysage déchiré par les rochers de la côte sud du Japon, les terres enneigées du cercle polaire où l’on peut parfois apercevoir quelques troupeaux de rennes, ou bien encore l’éclatante campagne écossaise.
Le bruit assourdissant du train que l’on voit approcher depuis le quai pour s’arrêter avec fracas dans un crissement suraiguë, se transforme en un doux ronronnement une fois monté à bord. Il nous berce et nous invite à la rêverie. Parfois, le train peut avoir la désagréable habitude de nous envoyer valser contre ses murs lorsqu’il freine brutalement. On lui pardonne pourtant ces accès de mauvaise humeur. On lui pardonne car le train nous fait voyager dans tous les sens du terme. Il fait bien plus que nous transporter d’une destination à une autre. Il nous fait apprécier chaque kilomètre qui nous rapproche de notre but et, si la longueur du voyage le permet, il nous offre son bien le plus précieux ; une prise de conscience des distances, des territoires et de l’infini diversité des individus de ce monde que l’on prétend découvrir en voyageant.
La diversité du voyage ferroviaire
C’est la beauté des trains longue distance comme le Transsibérien ou le Transmongol qui nous embarquent, parfois pendant plusieurs jours, sur des milliers de kilomètres. Ces trains nous offrent ce qu’un avion ne pourra jamais nous faire voir ; un lent changement des paysages, du climat, de l’architecture et même des habitants des régions que l’on traverse.
Une prise de conscience des territoires que l’on traverse
En partant de Pékin pour rejoindre Oulan-Bator, on ne peut ignorer la multitude d’immeubles bétonnés qui se fondent dans le ciel blanchâtre et qui semblent s’étaler à l’infini dans cette immensité chinoise. Mais ces forêts de tours grises fantomatiques s’éloignent et laissent enfin place à la campagne. On se laisse alors aller à la contemplation de ce paysage. Il pourrait finir par devenir ennuyeux si n’émergeait de temps en temps un détail coupant cours à tout élan de monotonie. Ainsi, une curieuse procession de paysans chinois vêtus de blanc dans la campagne verdoyante, un village qui se laisse observer le temps de quelques secondes à mesure que le train avance, ou encore un temple aux couleurs clinquantes viennent lutter contre l’ennui.
Les paysages verts et marécageux des campagnes s’assèchent à mesure que l’on approche de la Mongolie intérieure. Au terme de plusieurs heures, on finit par pénétrer dans le désert aride de la Chine du Nord. Quelques sacs plastiques poussés par le vent s’amassent sur les collines de sable.
Il arrive parfois que le paysage s’invite dans le train et surprenne ses voyageurs. Le sable profite en effet de la faiblesse des vitres du vieux Transmongol pour s’immiscer sournoisement dans les cabines tandis que l’air s’assèche. Une odeur de poussière imprègne les compartiments. Curieusement, la présence de ce sable intrusif a quelque chose d’extrêmement d’excitant. Alors que le train avance dans la nuit noire sans qu’aucune lumière extérieure nous permette de voir où nous sommes, ce sable nous fait réaliser que nous pénétrons au cœur du Tengger-Alashan, le désert qui lie la Chine à la Mongolie. Ce sable et cette odeur âcre de poussière créent un contact unique avec cette étendue désertique que nous ne pouvons que deviner à défaut de la fouler de nos pieds.
Au terme d’une journée et d’une nuit de train, quelques montagnes de basse altitude émergent. Des points d’eau de faible profondeur et de l’herbe broutée par quelques petits chevaux font leur apparition. Leurs formes frêles témoignent d’un hiver rigoureux qui touche à sa fin. Enfin, ce sont les sublimes paysages enneigés de la Mongolie centrale qui défilent sous nos yeux. Il n’y a pas un arbre à l’horizon, la steppe semble s’étendre à l’infini. Elle est parfois interrompue par quelques villages aux toits de tôles rouges et ocres apportant une délicate touche de couleur aux étendues vertes et jaunes qui s’offrent à nous. Puis, apparaissent les premiers visages mongols. Les fines silhouettes des Chinois se sont substituées aux carrures plus imposantes des Mongols.
Prise de conscience des frontières que l’on franchit
Le voyage en train sur des territoires situés au-delà de notre Union Européenne nous invite à une véritable prise de conscience des frontières. On vit littéralement l’expérience du passage d’un pays à un autre, ce qui a parfois quelque chose de bien plus intense qu’un contrôle de l’immigration à l’aéroport. A la frontière sino-mongole, le très long contrôle des passeports, la visite de la douane en pleine nuit et surtout, les heures d’attente pour passer d’un territoire à l’autre, rappellent le sérieux des frontières et en disent parfois long sur la nature des relations entre les pays.
Entre la Chine et la Mongolie, le changement des roues du train au moment de passer la frontière est assez révélateur des relations passées entre les deux pays. Pendant des siècles, la Mongolie fut soumise à la tutelle de la Chine impériale des Qing jusqu’à ce que les Mongols gagnent leur indépendance en 1923. La Mongolie fut ensuite prise en charge par l’URSS, une tutelle davantage appréciée. Les relations avec la Chine demeurèrent tendues. La ligne Transmongole dut ainsi être fermée les années 1960 en raison d’un conflit entre l’URSS et la Chine (rupture sino-soviétique). Elle fut rouverte dans les années 1980.
Est-ce en raison de ces relations compliquées que la Chine et la Mongolie n’utilisent pas le même type de voie ferrée? La différence d’écart entre les rails chinois et mongols implique en effet de changer les roues des trains, une procédure qui prend des heures et qui pourrait freiner l’ennemi en cas d’invasion. Cette même technique était utilisée par les Espagnols qui, traumatisés par l’invasion de Napoléon Ier, espéraient ainsi ralentir d’autres tentatives d’envahissement françaises.
Ce processus long et fastidieux est particulièrement impressionnant à observer. Le train est soulevé à deux mètres au-dessus du sol tandis que des hommes s’activent en plein milieu de la nuit pour remplacer les roues.
Parfois, les tensions sont moins facilement observables mais sont pourtant bien réelles. Alors qu’à la frontière russo-finlandaise mon passeport fut passé au crible par les agents de contrôle russes, le contrôle des passeports de mes voisines russes ne prit qu’un instant. Puis, les rôles s’inversèrent lors du contrôle finlandais. Ce fut au tour des Russes de devoir patienter. Cette méfiance mutuelle reflète bien le désamour historique entre la Finlande et la Russie ainsi que les relations tendues entre l’Union Européenne et Moscou.
Prise de conscience des individus et des réalités
Parfois, la transition d’un pays à un autre peut être brusque. Le passage de la frontière mongole à la Sibérie orientale nous donne ainsi l’impression d’avoir franchi bien plus de kilomètres qu’en réalité. Ce n’est pas tant le changement d’habitations ; les villages aux toits rouges et les yourtes mongoles font place aux envoutantes isbas en bois colorées de bleu pastel ou de turquoise formant un irrésistible camaïeu d’azur dans la campagne grise et verte. Ce n’est pas tant le passage des steppes mongoles aux forêts de pins de la Sibérie ni même l’apparition de grandes villes sibériennes aux airs soviétiques. C’est tout simplement la transformation radicale des visages que l’on croise à la descente du train. Les visages aux pommettes hautes et rosées des Mongols font place aux visages caucasiens et à la chevelure blonde des Russes. Mais de temps en temps, un visage au teint au mat et aux yeux légèrement bridés vient nous rappeler qu’il existe encore en Sibérie une minorité descendant des Bouriates, les habitants d’origine de la Sibérie avant sa colonisation par le Tzar de Russie au XVIIème siècle.
Le paysage qui défile devant nos yeux pendant des heures, parfois même pendant des jours, nous fait prendre pleinement conscience des territoires que l’on traverse, souvent d’une incroyable beauté. Mais le paysage et ses visages peuvent aussi se montrer bouleversants.
J’ai encore en mémoire l’image de ce petit village en Mongolie intérieure dans la Chine du Nord. Notre train s’était brusquement arrêté. S’étendaient le long de la voie de chemin de fer de petites maisons de fortune jaunes et grises, se confondant presque avec le désert environnant. Un vieil homme fumant une cigarette s’appuyait sur le mur d’une de ces maisons. Un chien semblait chercher de la nourriture au milieu des poubelles qui jonchaient le sol tandis qu’un petit garçon aux lunettes bleues et rondes nous regardait. Que l’on se sent triste et lâche, à l’abri de cette misère derrière notre vitre crasseuse. Le train fait partie intégrante de notre voyage et, tout comme le voyage, il nous fait vivre de merveilleux comme de tristes moments.
Le Transsibérien, le roi des trains
Tout amoureux du voyage en train se doit un jour de prendre le Transsibérien. La longueur de son trajet, il faut huit jours pour lier Vladivostok à Moscou, la beauté des paysages qu’il offre et son ancienneté font de lui un train véritablement mythique.
L’extraordinaire chantier du Transsibérien fut entrepris en 1891 sur ordre du Tzar de Russie. Il avait pour but de renforcer le contrôle sur la Sibérie et ses ressources, ainsi que de faciliter le mouvement des troupes en cas de guerre avec la Chine et le Japon. Le premier rail fut posé à Vladivostok le 15 mai 1891 par le futur Tzar Nicolas II. La construction de cette voie de chemin de fer de 9288 kilomètres dura 25 ans et se fit au prix d’immenses souffrances. Le froid, la maladie, les pénuries alimentaires guettaient les ouvriers et forçats. S’ajoutèrent à cela les nombreuses difficultés techniques démultipliant l’effort à fournir ; aplanissement des terrains, assèchement des marais, construction des ponts, etc.
Cette naissance dans la douleur n’était malheureusement que le début d’une longue série de souffrances. Ainsi, la paisible contemplation du fabuleux paysage sibérien peuplé de pins et de villages bleus fait place aux sueurs froides lorsque l’on pense aux milliers de déportés sous la Russie tzariste puis stalinienne. Exilés en Sibérie et condamnés aux travaux forcés, ils étaient abandonnés au froid et à une vie de misère.
Le thé fumant et réconfortant que je tiens entre mes mains, assise sur ma banquette, m’aide à chasser ces sombres pensées. Il me rappelle aussi la chance inestimable que j’ai de voyager dans ce confortable train en contemplant une Sibérie au visage à présent beaucoup plus avenant.
Le bonheur du voyage en train
Le train de nuit, une maison roulante
Ce qui rend sans doute le voyage en train couchette si agréable malgré les longues distances à parcourir, c’est qu’il se transforme rapidement en un nid douillet et mouvant.
Albert Thomas, l’un des rares Européens à avoir pris le Transsibérien en 1909 avant la révolution russe et la fermeture du pays, qualifiait ce train mythique de « grande maison roulante ». Le terme ne pouvait être mieux choisi bien que le Transsibérien n’ait aujourd’hui plus grand-chose à voir avec celui que connut Albert Thomas. Le piano bar abritant les soirées mondaines et la bibliothèque regorgeant d’ouvrages ont disparu depuis longtemps. Aujourd’hui, le Transsibérien, comme la plupart des autres trains couchette d’ailleurs, n’est plus qu’une succession de cabines auxquelles s’ajoute un wagon restaurant.
Malgré tout, le temps d’une ou plusieurs nuits, le train devient notre nouvelle maison sur roue. On réapprend à apprécier le temps qui passe. On y prend ses aises, on y lit, on y mange avec plaisir ses réserves de nourriture, on découvre ses voisins de cabine ou de palier et le couloir devient rapidement une pièce commune dans laquelle des amitiés peuvent parfois se créer. Car le train est riche en rencontres. On croise dans le train toutes sortes de personnes ; voyageurs rentrant à la maison, étrangers embarqués dans un tour du monde, familles dont les enfants doivent prendre leur mal en patience face à d’aussi longues distances. Jeunes ou vieux, tous unis dans un même voyage.
Le mouvement, la clé du voyage en train
Dans le train de nuit, la contemplation du paysage finit parfois par se transformer en une longue litanie qui nous invite au sommeil. C’est d’ailleurs sans doute l’un des instants les plus agréables du train couchette. Allongé sur la banquette, sous les couvertures, on se laisse bercer comme un bébé par le doux cahotement du train. Le bruit régulier des roues sur les rails résonne doucement dans nos oreilles. Ce battement régulier du train en marche a quelque chose de rassurant. On est envahi par un sentiment de plénitude. On se sent à l’abris dans cette puissante machine qui avance lentement mais sûrement. Ce sentiment de bien-être est tel que l’on en vient parfois à regretter les voyages qui ne durent qu’une seule nuit.
Curieusement, si le train s’arrête sans raison apparente, la sérénité fait place aux interrogations et émerge lentement un sentiment d’incertitude et d’inquiétude. Puis, c’est le soulagement quand le train repart. Car le mouvement est la clé de tout. Le mouvement permet de lutter contre l’ennui ou l’impatience qui peuvent guetter le voyageur sur de longs trajets. Le mouvement implique le changement, il promet une arrivée vers une destination nouvelle.
Le bonheur du réveil
Le train de nuit a un pouvoir que les autres trains n’ont pas. Il a le don de surprendre le voyageur à son réveil. Je me souviens de l’immense plaisir éprouvé au réveil d’une nuit passée dans un train parti de Londres pour rejoindre Inverness dans le nord de l’Ecosse. En remontant les volets de la fenêtre, je fus éblouie par un éclat de lumière verte. J’avais laissé la ville londonienne et la gare animée de King Cross derrière moi et j’avais à présent sous les yeux des étendues et des collines d’un vert intense, parsemées de centaines de moutons. En Suède, en direction du cercle polaire depuis Stockholm, ce fut un paysage recouvert de neige au blanc scintillant qui fut ma première apparition matinale.
Le réveil est extraordinaire. On se sait arrivé dans une nouvelle région à découvrir, sans n’avoir rien fait d’autre que de passer une agréable nuit de sommeil. L’excitation, la fièvre du voyage s’ajoutent alors au bonheur de la contemplation du paysage.
Puis le train s’arrête. On est arrivé à destination. Qu’il est alors difficile de quitter ce train devenu notre maison le temps d’une ou plusieurs nuits. Mais l’appel du voyage et de ses promesses est plus fort. Les rives du lac Baïkal, les coupoles dorées de Moscou, les aurores boréales du cercle polaire, les petites montagnes de Bavière, les châteaux d’Ecosse, les steppes de Mongolie nous attendent. Il est temps de partir.
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