Akhenaton rendant culte à Aton - Musée du Caire

Akhénaton et Tel-el Amarna, rêve d’un pharaon hérétique

Trônant au sommet d’une colline rocailleuse, deux silhouettes de pierre font face au désert d’Egypte. On a peine à les distinguer tant les ravages du temps et des hommes les ont défigurées. Elles se dressent devant une large porte couverte de hiéroglyphes. Nous nous trouvons devant l’une des stèles délimitant les frontières de ce qui fut autrefois une cité glorieuse, Akhetaton ou Tel-el Amarna selon l’appellation moderne. De cette ville, il ne reste presque plus rien. Mais de ses ruines a ressurgi la mémoire d’un pharaon qui fut précipité par ses contemporains dans l’abîme de l’oubli, Akhénaton. Pharaon hérétique pour les uns, visionnaire pour d’autres, Akhénaton bouleversa l’ordre religieux de l’empire d’Egypte. Après des millénaires rendant grâce à un panthéon de dieux aussi complexes que nombreux, Akhénaton décide de vouer un culte à une divinité unique, le dieu solaire Aton. D’où vient ce changement de religion ? S’agissait-il d’un calcul politique ou d’une conversion sincère ? Pourquoi le culte n’a pas perduré ?

Un nouveau pharaon sur le trône d’Egypte, Amenhotep IV

Nous sommes en 1353 avant notre ère, sous la XVIIIe dynastie de l’empire d’Egypte. Un jeune homme succède à son père, le défunt Amenhotep III (ou Aménophis III en grec, -1390-1353). Ce nouveau roi n’était pas destiné à régner mais son frère aîné était mort quelques années auparavant. Le pharaon prend le nom d’Amenhotep IV.

Amenhotep IV hérite d’un royaume florissant. L’or de Nubie abondait et le règne de son père Amenhotep III fut marqué du sceau d’une diplomatie active avec les puissances voisines comme la Mittani et l’empire Hittite. Cet exceptionnel temps de paix permit au royaume de prospérer et à son pharaon de bâtir pléthore de monuments pour montrer son pouvoir. Mais le nouveau souverain allait bientôt bouleverser l’ordre religieux d’Egypte.

Akhénaton instaure le culte d’un dieu unique, Aton

Seulement cinq années après son accession au trône, Amenhotep IV change son nom et devient Akhénaton signifiant « voué à Aton ». Désormais, il ne se consacrera qu’à un seul dieu, Aton. Oubliés Osiris, Isis, Anubis et surtout, Amon-Rê, le puissant dieu de la cité de Thèbes. Car il ne faudrait pas croire que le panthéon égyptien est immuable. Les dieux y gagnent ou perdent en popularité en fonction des époques et des villes. À Thèbes (aujourd’hui Louxor), le dieu caché, Amon a fusionné avec le dieu solaire, Rê, et il dispose d’un puissant clergé lui rendant culte au temple de Karnak.

Est-ce là la raison de ce bouleversement religieux? Ce clergé serait devenu si influent et si riche qu’il aurait fini par faire de l’ombre au pouvoir royal. Selon l’égyptologue Nicolas Reeves, le clergé d’Amon aurait posé son premier pied dans la sphère politique un siècle auparavant lorsqu’il légitima la fameuse reine Hatshepsout qui usurpa le trône au détriment de son neveu. Depuis cet événement, le clergé aurait pris une ascendance politique dont les rois auraient souvent cherché à se défaire. Un changement drastique de religion pourrait donc être vu comme un calcul politique visant à se débarrasser de cette puissance rivale.

Mais ce n’est pas l’avis de l’archéologue Philippe Martinez qui rappelle la dépendance du clergé d’Amon auprès du pouvoir pharaonique et des liens familiaux étroits entre grands prêtres et famille royale. Mais s’il ne s’agissait pas d’une manœuvre politique, alors quelle fut la cause d’un tel changement religieux?

D’où vient le dieu Aton?

Le dieu Aton n’est pas une invention soudaine sortie de l’esprit illuminé d’un jeune pharaon. Il est un dieu millénaire qui existait dès le Moyen Empire (vers -2033 à -1786). Autrefois, le dieu faucon Horus transportait sur ses ailes l’Aton, le disque solaire incarnant Rê. La mère d’Akhénaton, Tiye, vénérait ce disque. Déjà sous le règne d’Amenhotep III émergeait une nouvelle théologie solaire. Akhénaton n’invente pas Aton mais il choisit de donner tout pouvoir à cet ancien dieu. Il simplifie sa forme en enlevant le faucon tout en lui ajoutant des mains que l’on voit bénir la famille royale sur de nombreux bas-reliefs. Le nouveau dieu irradiant, Aton, supplante Amon.

Bas-relief de la tombe d’Akhénaton à Tel-el-Amarna – Les rayons de l’Aton sont prolongés de mains.

Akhénaton construit une nouvelle capitale, Akhetaton

Quelques qu’en furent véritablement les raisons, Akhénaton allait dorénavant se consacrer à son dieu unique. Entre l’an 8 et 12, un édit royal ordonne la destruction des statues d’Amon et de Mut à Thèbes. On efface le nom du dieu sur les façades des temples et des obélisques et l’on va même jusqu’à éliminer l’appellation plurielle du mot ‘’dieux’’ (“Netjerou”) puisque Aton est le dieu unique. Puis Akhénaton délaisse Thèbes pour fonder une nouvelle capitale plus au nord. C’est en plein désert, sur les rives du Nil, là où le soleil émerge du creux de deux collines arides (précisément comme le signe hiéroglyphique ‘Akhet’), que fut bâtie la cité d’Akhétaton, signifiant « L’horizon d’Aton« .

La ville est bâtie en un temps record. En 2015, la découverte d’une centaine de corps de jeunes individus à proximité des carrières de calcaire du roi laisse penser que la construction de la ville ne se fit pas sans douleur pour la population. Une rapidité aussi facilitée par l’utilisation de ‘’talatas’’, petites briques de pierre qui tranchent avec les énormes blocs dont nous ont habitués les Egyptiens.

Une des stèles délimitant la ville d'Akhetaton.
Une des stèles délimitant la ville d’Akhetaton.

Akhénaton et Néfertiti sont les intermédiaires du dieu Aton

Désormais, Aton règne en maître dans sa nouvelle ville. Akhénaton lui construit un temple sans toit afin de recueillir ses précieux rayons solaires et où le pharaon et son épouse Néfertiti vouent un culte quotidien. Le couple royal est le seul intermédiaire du dieu. Les bas-reliefs ayant survécu au temps et à l’agression des hommes montrent à maintes reprises le couple royal en pleine cérémonie.


Le peuple ne vénère pas directement le dieu mais il adore le roi et la reine rendant culte à Aton. C’est en effet ce que semblent indiquer les stèles à l’effigie du couple royal qui furent retrouvées dans les maisons des riches habitants. Mais le peuple n’oublie pas ses anciens dieux et au sein même d’Amarna des images illicites des dieux Thot, Bes ou Ptah ont été retrouvées.

L’art et les tombes de la période amarnienne

Akhenaton, la reine Nefertiti et leur fille dépeintes dans une scène familiale intime. Musée du Caire.
Akhénaton, la reine Néfertiti et leur fille dépeintes dans une scène familiale intime. Musée du Caire.

La religion n’est pas la seule à changer, l’art se transforme aussi. On y représente la famille royale, Akhénaton, Néfertiti et leurs six filles, dans leur quotidien, bénis des rayons solaires. Les tombes montrent ainsi souvent le roi, sa famille et ses dignitaires adorant leur nouveau dieu Aton. Plus étonnant et contrastant avec l’art égyptien classique, on y voit aussi des scènes intimes comme la famille royale dinant ou visitant un temple. Le propriétaire même de la tombe est rarement représenté.

Cette représentation dominante de la famille royale traduit bien la nouvelle idéologie où le roi et sa famille sont les seuls intermédiaires entre Aton et le reste de l’humanité. La composition du style amarnien occupe l’ensemble des murs des tombes plaçant en général le roi et la reine au milieu. Dans la croyance amarnienne, les morts ne rejoignent plus le royaume souterrain. Les défunts dorment la nuit et se lèvent pour accueillir chaque matin le soleil aux côtés du roi.

L’étrange représentation du pharaon Akhénaton

Quant à la représentation même d’Akhénaton, elle a fait couler beaucoup d’encre. Ce long visage marqué par des yeux étirés, une bouche charnue s’étirant sur un énigmatique sourire, et un menton prononcé. Ce ventre rond, ses larges cuisses et hanches ont souvent laissé perplexe. Beaucoup y ont vu un roi malade au physique repoussant ou un style grotesque bien éloigné de l’art classique égyptien. Le syndrome de Froehlich a été avancé. Pourtant cette maladie rare caractérisée par l’obésité rend impuissant ce qui n’était pas le cas d’Akhénaton qui eut de nombreux enfants.

Le mystère reste entier lorsque la momie du pharaon est découverte dans la vallée des rois, dans la tombe KV55 où elle aurait été déplacée sous la XIXe dynastie. La momie ne présente aucun des traits que l’on voit sur les représentations d’Akhénaton. Ces attributs singuliers étaient-ils alors l’expression d’un art nouveau? On a souvent décrit les figurations d’Akhénaton comme androgynes. Il est ainsi possible que le pharaon portait les attributs mâles et femelles, nécessaires à la création.

Tombe de Meryra

Parmi les tombes d’Amarna que nous avons eu l’honneur de visiter, une est particulièrement saisissante. Des rayons solaires dotés de main touchent un glorieux pharaon sur son char. Quelques bœufs s’agitent et des chevaux courent le long des murs de pierre. D’humbles sujets courbés montrent leur obédience. Cette tombe appartenait à Meryra, Grand prêtre du temple d’Aton. Les peintures représentent surtout Akhénaton et sa famille mais quelques scènes nous révèlent aussi les moments de gloire de Meryra comme son élévation au rang de “grand prêtre”.

À la différence de l’ancien culte, le roi était le seul à comprendre le dieu et se posait en intermédiaire entre Aton et le peuple. Ceci rendait donc l’usage de prêtres redondant. Et pourtant, la tombe de ce Grand prêtre indique le contraire. Peut-être que des siècles de clergé étaient encore trop imprégnés dans l’inconscient egyptien ou peut-être tout simplement que le roi avait besoin de se faire seconder, ne pouvant officier chaque jour aux cérémonies tout en gouvernant son royaume et sa cité. Les titres secondaires du Grand prêtre comme ‘’Porteur de l’éventail de la main droite du roi » indiquent en effet sa subordination au pharaon. Meryra ne fut jamais enterré dans sa tombe. Ce qu’il advint du prêtre reste un mystère.

Tombe de Meryra – Le pharaon, défiguré, est représenté glorieux sur son char, touché par la grâce des rayons solaires d’Aton.

La tombe royale d’Amarna

À 10 kilomètres du cœur de la cité Akhetaton se trouve la tombe royale. En plein désert, on accède à la chambre funéraire par un long corridor qui tranche avec les tombes des prédécesseurs. L’égyptologue Mark Lehner a émis l’hypothèse que cette architecture permettait un accès continu aux rayons solaires pouvant ainsi bénir les défunts. La tombe devait accueillir la momie du pharaon Akhénaton mais aussi celle de sa mère, ses filles et possiblement Néfertiti. Mais le tombeau est inachevée et vide au moment de sa découverte.

La roche de mauvaise qualité contraigna les artistes à recouvrir les murs de plâtres pour y graver les bas-reliefs. Seuls des morceaux de fresques ont survécu et la tombe paraît aujourd’hui bien misérable si on la compare à celles de la vallée des rois et des reines regorgeant de peintures et de gravures. Quelques rayons de soleil brisés tentent encore d’atteindre une famille monochrome. Des scènes du clan royal au chevet de ses membres mourants continuent de porter toute la douleur du moment aux rares visiteurs.

Tombe royale d’Akhénaton, Amarna. Les noms dans les cartouches royaux ont été délibérément effacés.

La fin du rêve amarnien

Il semblerait que les dieux avaient d’autres plans pour Akhénaton et Amarna. Une épidémie frappa le royaume ce que la population de l’époque voyait comme un châtiment divin. Le pharaon perdit trois de ses filles et en l’année XVII de son règne, ce fut à Akhenaton lui-même de mourir.

Celui que l’histoire a surnommé le “souverain hérétique” laisse derrière lui un royaume en crise. Au-delà du bouleversement religieux, la situation politique est grave. Dès le début de son règne, Akhénaton s’est désintéressé de la diplomatie et des affaires étrangères. Des territoires furent perdus sous son règne en faveur des Hittites et du royaume Amurru, situé dans l’actuelle Syrie.

Qui succède à Akhénaton?

La suite de l’histoire est alors assez trouble. Il semblerait qu’un nouveau pharaon monte sur le trône pour un très bref règne, Smenkhkarê, possiblement un gendre d’Akhénaton (ou Néfertiti elle-même selon une hypothèse de Nicholas Reeves). D’autres noms ont récemment été avancés, des femmes cette fois-ci. Il est ainsi possible que Néfertiti elle-même ait régné pendant un court lapse de temps ainsi qu’une fille de d’Akhénaton, Merytaton.

Buste de Nefertiti, Musée du Caire

Une exceptionnelle découverte de tablettes en argile en cunéiforme dans l’ancienne capitale hittite Hattusa (Turquie) a révélé un incroyable épisode de l’histoire égyptienne et hittite. Une correspondance dévoile une reine d’Egypte, devenue veuve, suppliant le roi hittite de lui donner un fils en mariage. Du jamais vu dans l’histoire d’Egypte. Qui était cette reine? La question fait encore débat mais plusieurs historiens penchent en faveur de Néfertiti, jetée dans une position délicate après la mort d’Akhénaton. Après plusieurs tractations retardées par la méfiance du roi, un fils finit par être dispatché puis tué, probablement par des Egyptiens peu désireux de donner le royaume d’Egypte à une puissance rivale. Le plan de la mystérieuse reine fut ainsi saboté.

Quoi qu’il arriva, on sait en revanche que l’Egypte avait besoin d’un nouveau souverain et qu’un garçon de neuf ans, un fils d’Akhénaton, allait remplir ce rôle. Toutankhamon.
Il s’appelait alors encore “Toutankhaton” signifiant ”image vivante d’Aton”. Mais la nouvelle religion d’Akhénaton n’allait pas survivre à son créateur. Les hommes régnant à travers le jeune garçon rétablissent les anciens dieux. Amarna est abandonnée et l’on retourne s’installer à Thèbes. Un destin terrible attend alors Akhénaton, la damnatio memoriae.

Damnatio memoriae, Akhénaton est supprimé des annales de l’histoire

Il faut à tout prix effacer de l’histoire ce souverain sacrilège. Les tombes d’Amarna et de la famille royale sont profanées, le nom des souverains et même leur visage sont effacés des bas-reliefs. Les imposantes statues d’Akhénaton sont enterrées, les pierres des temples sont démantelées et recyclées pour remplir l’intérieur des colonnes du temple de Karnak (et ainsi les consolider). Les pharaons de la XIXe dynastie allaient continuer cette mise aux oubliettes. Lorsque Séti Ier fait écrire la liste des pharaons dans son temple à Abydos, il s’assure d’exclure les pharaons “infâmes” que l’Egypte se doit d’oublier: Hapshetsout, la femme qui eut l’audace de régner comme un pharaon, Akhénaton qui osa insulter les dieux et son pauvre fils (d’une épouse secondaire). Toutankhamon fut lui aussi effacé des annales de l’histoire malgré son effort pour rétablir l’ancien panthéon divin. Quant à Akhetaton, la cité fut tout simplement rasée.

Sarcophage d’Akhénaton au visage sciemment arraché – Musée du Caire

Rayée de l’histoire, la période amarnienne se referme comme une parenthèse qui n’aurait jamais existé. Il faudra attendre les premières fouilles au XIXe siècle menées par des égyptologues comme John Gardner Wilkinson et Pétrie pour qu’Akhénaton retrouve enfin sa place dans l’histoire. 3300 ans après son règne, il continue de fasciner et de diviser ceux qui veulent voir en lui l’inventeur du monothéisme et ceux qui tentent de le comprendre sans jugement de valeurs modernes.

Sources

“Akhénaton et Néfertiti – Trop près du soleil”, Philippe Martinez, 2020

“Akhenaton Egypt’s false prophet”, Nicholas Reeves, 2019

“The tombs of ancient Egypt”, Salima Ikram

“Lives of the ancients egyptians”, Toby Wilkinson, 2019

“Amarna, la capitale des bords du Nil”, Dimitri Laboury, Historia 2012

“Et le dieu unique s’imposa à Akhenaton”, Claudine Le Tourneur d’Ison, Historia, 2001