C’est au sud du Laos, près de la petite ville de Champassak et sur les bords du Mékong, que je vous propose de découvrir les origines de l’empire khmer qui régna sur les territoires du Cambodge, du Laos et de l’est de la Thaïlande pendant près de huit siècles. Partons sur les traces de Vat Phu, capitale khmer qui fut fondée bien avant la célèbre Angkor située au Cambodge. Souvent délaissé par les touristes qui lui préfèrent la gigantesque et époustouflante Angkor, le site archéologique de Vat Phu, certes plus modeste, n’en est pas moins admirable et essentiel pour comprendre l’histoire de l’empire khmer.
Les origines de l’empire khmer
Reposant au pied d’une montagne sacrée, Vat Phu forme un ensemble de magnifiques petits temples se fondant dans une nature tranquille. Ce site unique et apaisant est juché à flanc de montagne et offre une vue imprenable sur la vallée qu’il domine. Quelle est donc son histoire?
Deux sources permettent aux historiens de retracer dans la mesure du possible (de nombreuses zones d’ombre demeurent) l’histoire de l’empire khmer; les écrits chinois et, à partir du VIème siècle, les inscriptions khmers dans la pierre. Viennent bien entendu s’ajouter les fouilles archéologiques, malgré les pillages dont furent souvent victimes les bâtiments au cours des siècles.
Le Funan, un royaume prospère
Les annales chinoises de l’administration impériale constituent une précieuse source d’information. En s’appuyant sur ces documents, il est possible de reconstituer une partie de l’histoire de la région entre le Ier et VIème siècle. En effet, la puissante Chine impériale envoya de nombreuses ambassades dans la région et y noua des échanges commerciaux. Ces missions d’ambassades était soigneusement reportées. Les écrits chinois du IIIème siècle font pour la première fois mention d’un royaume dit du ‘Funan’, situé dans le delta du Mékong.
Il semblerait que le Funan fut un petit mais prospère royaume. Le Funan se serait en effet développé autour du commerce maritime avec des pays comme la Chine, la péninsule malaise et l’Inde. Oc-Eo, un site découvert au Vietnam en 1940, aurait constitué la ville portuaire la plus importante du royaume de Funan. Quelques vestiges mis au jour comme une pièce monnaie romaine et des sceaux en sanscrit, laissent en effet penser que la ville d’Oc Eo occupait un rôle central dans les échanges commerciaux et était en relation avec des puissances aussi lointaines que l’empire romain. Oc Eo était reliée par un canal de 70 kilomètres au site d’Angkor Borei (à ne pas confondre avec la future Angkor située plus au nord) qui était peut-être la capitale du Funan.
Mais la prospérité de ce royaume n’allait pas durer. Au VIème siècle, le Funan commença à décliner. Selon l’historien David Snellgrove, les raisons de ce dépérissement se trouveraient dans l’émergence d’une nouvelle puissance maritime faisant concurrence au Funan ; l’état de Srîvijaya situé à Sumatra en Indonésie.
Le Funan disparait au profit d’un autre royaume, le Zhenla
Vers la fin du VIème siècle, le nom de ‘Funan’ disparut des écrits chinois pour laisser place à une autre puissance, le royaume khmer du ‘Zhenla’ situé plus au nord.
Il est possible que le Zhenla ait pris l’ascendant sur le royaume déclinant du Funan, ce qui expliquerait sa disparition des anales. Vat Phu, notre site archéologique, aurait été le premier centre politique et religieux du royaume de Zhenla.
Vers le VIème siècle, une autre source historique fit son apparition; les inscriptions dans la pierre. Cette pratique se répandit dans la région, offrant ainsi une source d’information supplémentaire aux historiens. Ces inscriptions en sanskrit (langue utilisée pour les poèmes et prières adressées aux dieux) ou en Khmer (pour les inventaires) faisaient souvent l’éloge du fondateur du temple, en général le roi, ce qui permet de retracer les lignées royales et les dates importantes des règnes.
Une quinzaine d’inscriptions mises au jour par les archéologues font ainsi état d’un des premiers rois de Vat Phu, Mahendravarman Ier au VIème siècle. Premier roi khmer véritablement puissant, il conquit une partie de l’actuel nord-est de la Thaïlande.
Pour une raison encore inconnue, il semblerait que le centre du pouvoir fut plus tard déplacé à Sambor Prei Kuo sous le règne Mahendravarman Ier ou de son successeur Ishanavarman. Puis, le royaume de Zhenla connut une longue période de troubles politiques au VIIIème siècle et commença à dépérir.
La période pré-angkorienne
La période entre le déclin du Funan et le début du IXème siècle est connue sous le nom de période pré-angkorienne. On est alors encore loin de l’état puissant et centralisé qui formera un jour le royaume d’Angkor. Sous la période pré-angkorienne, le terme de ‘royaume’ est à prendre avec précaution. Ces royaumes constituaient en réalité des entités fragiles qui étaient défaites et refaites en fonction des luttes de successions et des conflits entre les royaumes.
En 802, le roi Jayavarman II, ayant acquis suffisamment de pouvoir, se proclama ‘roi suprême des rois’ et fonda Angkor. Cette date marque le début de la période Angkorienne (en savoir plus sur la fondation d’Angkor et la période angkorienne en cliquant ici).
Le phénomène d’Indianisation
Hindouiste et bouddhiste, l’empire Khmer était largement pétri de culture indienne. Pour quelle raison? Entre le Ier et le VIIIème siècle, les échanges commerciaux avec la côte est de l’Inde permettaient le transport de marchandises à travers la baie du Bengal jusqu’à la péninsule malaise. Les biens étaient ensuite acheminés vers le golf de Thaïlande, puis vers les provinces du sud de la Chine et de l’Asie du sud-est. Le commerce maritime s’accéléra grâce à l’évolution des techniques de construction des bateaux et de navigation. Ces échanges commerciaux semblent avoir été le vecteur de transmission d’idées religieuses et sociales venant de l’Inde par l’intermédiaire des prêtres brahmaniques. Ce phénomène d’absorption progressive de la culture indienne par les Khmers est connu sous le nom « d’Indianisation ».
Les annales chinoises présentent la région dite du ‘Funan’ comme l’une des régions de l’Asie du sud-est ayant été très tôt « indianisée ». Cette transmission d’idées est à l’origine de la propagation des religions hindouistes et boudhistes tandis que le language sanscrit posa les bases du système d’écriture. Il semblerait que le Funan ait adopté la religion bouddhiste. Néanmoins, les archives chinoises font état de la destruction du bouddhisme au Funan par le roi Mahendravarma du Zhenla. A Vat Phu, c’est le culte hindouiste qui règne en maître comme en témoignent ses magnifiques temples et bas-reliefs.
Vat Phu, temple de la montagne sacrée
Un site dédié au dieu Shiva
Le site de Vat Phu s’étend aux pieds d’une montagne sacrée. La forme triangulaire de son pic se détache étrangement dans le ciel bleu laotien. S’il m’évoque une pyramide recouverte de végétation, ce pic de montagne revêtait une toute autre signification pour les Khmers; il représentait un linga naturel.
Le linga était un symbole de fertilité de haute importance attribué au dieu Shiva. De forme phallique, il incarnait la source de la vie. On retrouve très fréquemment des lingas en pierre sur les sites khmers. Le linga est en géneral accompagné de son pendant féminin, le yoni. Prenant la forme d’un quadrilatère accueillant le linga en son centre, le yoni recevait l’eau sacrée indispensable à la création.
C’est la raison pour laquelle les adorateurs de Shiva, dieu de la création et de la reproduction, construisirent un sanctuaire sur ce pic montagneux. Cette montagne était d’autant plus sacrée qu’y coule toute l’année une source d’eau. Cette eau était canalisée jusqu’à l’intérieur du temple de Shiva. L’eau fertile imprégnée de l’image de Shiva venait ensuite s’écouler dans les bassins entourant le site et irriguait les rizières.
Le culte de Shiva
Dieu de la création, Shiva est aussi celui de la destruction. Sa dance de la destruction conduit le monde à la fin de son cycle. Mais cette fin donne naissance à un nouveau cycle faisant ainsi de Shiva le dieu à la fois de la renaissance, de la fertilité et de la destruction. Indispensable à la prospérité du royaume et de ses habitants, le Shivaïsme était un culte clé chez les Khmers. Originaire d’Inde, il se mêla aux croyances locales lors de son expansion dans l’Asia du sud-est.
Habilement restaurés, les magnifiques et délicats bas-reliefs des temples viennent attester du culte de Shiva. Une superbe sculpture représente ainsi le dieu Shiva et son épouse Uma (aussi appelée Parvati) chevauchant le taureau Nandin, la monture de Shiva (voir photo ci-contre).
Une ville pré-angkorienne
Le site archéologique de Vat Phu est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2001. La connaissance de ce site encore méconnu a beaucoup progressé ses vingt dernières années grâce au travail des archéologues.
On sait ainsi que l’ancienne ville de Vat Phu s’épanouit vers le VIème siècle. Néanmoins, les vestiges des temples que nous pouvons aujourd’hui admirer datent du XIème et XIIème siècle. Parmi les ruines, se trouvent des temples mais également des bassins, des chaussées et les carrières qui servirent à la construction des bâtiments. Les archéologues ont aussi mis au jour une route qui reliait la ville à la fabuleuse Angkor qui allait naître à partir IXème siècle.
Les temples hindouistes de Vat Phu
Comme la plupart des temples hindouistes, le site de Vat Phu possède deux grands bassins (ou ‘Baray‘) situés à l’entrée du parc archéologique. Ces bassins représentaient l’océan mythologique qui sépare le monde des humains de celui des dieux. Le visiteur est ensuite invité à traverser une longue allée bordée de bornes en pierre à la forme de bourgeon de lotus.
Deux magnifiques bâtiments apparaissent au bout de cette allée. Communément appelés ‘les palais’, leur veritable usage n’est pour autant pas attesté. Il est revanche certain que ces deux grands bâtiments n’avaient rien à voir avec des palais royaux qui, contrairement aux temples, étaient construits en bois. Ce matériel étant périssable, les palais khmers n’ont pas survécu.
A Vat Phu, les temples étaient constitués de grès (utilisé pour les décorations), de latérite (type d’argile d’Asie du sud-est) ou de briques, un matériau typique de la période pré-angkorienne. Ces temples étaient autrefois recouvert d’un toit de tuile à la charpente en bois. Ces imposants mais fragiles édifices nécessitent encore d’importants travaux de restauration.
Ce site à flanc de montagne s’organise sur plusieurs niveaux. Une superbe allée d’escaliers bordée de frangipaniers centenaires permet d’accéder au troisième niveau. Enfin, l’ascension du dernier niveau nous fait découvrir le plus ancien bâtiment religieux de Vat Phu, un sanctuaire consacré à Shiva, construit au VIème siècle et reposant à l’ombre des arbres de la montagne. Ce bâtiment d’origine pré-angkorienne a été reconstruit à plusieurs reprises au cours des siècles. Il est possible qu’il fut construit par le roi Mahendravarman lorsqu’il fonda sa capitale en contre-bas. On peut notamment y voir le dieu Indra chevauchant sa monture, l’éléphant Airavata (voir photo ci-dessus).
Bien que le site de Vat Phu soit aujourd’hui réduit à l’état de ruines, il suffit d’un peu d’imagination pour se représenter le site au temps de sa splendeur avec ses temples aux peintures colorées.
Je vous invite à présent à quitter la période pré-angkorienne pour découvrir les mythiques ruines d’Angkor, cette gigantesque capitale khmer aux extraordinaires temples de pierre.
Pour en savoir plus je vous conseille de lire:
‘Guide du visiteur, le temple de la montagne’, Département du patrimoine mondial de Vat Phu Champassak
‘Khmers – Un miroir de l’ordre cosmique’, François Ponchaud, L’Atlas des Empires, Le Monde hors-série M08954
‘Angkor – Cambodia’s wondrous khmer temples’– Dawn F. Rooney – Sixth edition, 2011
‘Angkor before and after, a cultural history of the Khmers’ – David Snellgrove – Orchid Press, 2004
Merci pour cet exposé simple mais hautement explicstif MARIE